Depuis la découverte d’un petit manuscrit dans le fonds patrimonial de la ville de Strasbourg au cours des années 1980, bibliophiles, historiens et curieux d’aujourd’hui ont la chance de pouvoir se plonger dans le récit de la découverte de l’Amérique par un jeune homme d’une vingtaine d’années au cours de la guerre d’Indépendance américaine.
Georg Daniel Flohr est fusilier du régiment Royal-Deux-Ponts et participe à ce titre à l’expédition française en Amérique de 1780 à 1783. Il a rédigé sa relation de voyage en tant que vétéran de cette campagne, entre 1784 et 1788. Son travail retrace le trajet du régiment Royal-Deux-Ponts dans une diversité d’environnements remarquable. Après avoir traversé l’Atlantique, le corps expéditionnaire français parcourt en effet les colonies américaines du nord au sud à deux reprises, avant de s’engager dans une campagne dans les Caraïbes. De la Nouvelle-Angleterre à la Virginie en passant par Philadelphie, les hommes sous le commandement du Comte de Rochambeau découvrent les colonies anglaises d’Amérique du Nord dans toute leur diversité. Entre des villes et des ports prospères, des campagnes dévastées, des contrées agréables et la jungle mystérieuse, Flohr (et d’autres) prennent la peine de garder une trace de ce périple.
Cet ouvrage, conservé au département du patrimoine de la médiathèque André Malraux de Strasbourg1, est, à bien des titres, d’une richesse remarquable2. Nous voudrions mettre en lumière l’un de ses aspects les plus saillants : un processus d’individuation visible dans un texte qui raconte un périple collectif.
L’issue victorieuse de la campagne et de la guerre menée contre l’Angleterre a incité nombre d’officiers y ayant participé à assurer leur promotion personnelle via l’écriture de mémoires de guerre3. Le plus souvent, ceux-ci prennent la forme de journaux de campagne dans lesquels les aléas militaires sont la toile de fond d’une narration centrée sur le rôle de l’auteur. Ils racontent en leurs noms le déroulement des combats et leur participation à ceux-ci, et exposent leurs conclusions plus ou moins éclairées sur les sociétés rencontrées. Ces documents sont utiles pour comprendre l’approche sensiblement différente que Flohr a développée. Ce n’est pas trop s’avancer que d’affirmer qu’un jeune paysan d’une vingtaine d’années, soldat du rang, ne poursuit pas les mêmes objectifs que ses chefs d’alors (officiers, aristocrates, voire courtisans) au regard de la relation entre l’auteur et son texte. La nature spécifique du projet de Flohr ne laisse se dévoiler son auteur qu’à travers l’analyse de la construction du récit. Grâce à l’étude du lien particulier entre l’auteur et le groupe, nous nous attacherons à caractériser les ressorts de ce processus d’individuation singulier.
Présentation générale
Contexte
« La description du voyage de l’acclamé régiment Royal-Deux-Ponts en Amérique sur terre et sur mer de 1780 à 17844 » est l’intitulé de ce court manuscrit rédigé en langue allemande à Strasbourg, avant 1788 selon son auteur. La reliure ainsi qu’une restauration sommaire par marouflage datent du xixe siècle. Son état de conservation est moyen ; l’ouvrage, très sale, semble avoir été très consulté. Les deux premiers feuillets (numérotés de 1 à 4) sont manquants, sur un total de 251 pages. Cet ouvrage comporte en outre trente illustrations de la main de l’auteur, de la plus belle facture5. Elles sont partie prenante de la description. Le texte est également complété par dix-sept tableaux de chiffres et par une table des matières en fin d’ouvrage. L’arrivée de ce document de nature exceptionnelle dans les collections des bibliothèques de Strasbourg reste, pour le moment, entourée de mystère.
Son auteur est cependant identifié. Ce travail est signé en page de garde, à la deuxième page intitulée Erklärung (avertissement) et à la troisième « Specification in Englishe Sprache » (précision en langue anglaise) par Georg Flohr, de son nom complet Georg Daniel Flohr. L’auteur est un homme dont la vie n’aurait jamais été connue sans la découverte de son œuvre. Sa biographie a pu être partiellement reconstituée à partir des recherches menées par Karl Rudolf Tröss6 et Robert Selig7. Certaines énigmes persistent cependant au sujet de ce personnage au parcours original.
Originaire du duché de Deux-Ponts dans le Palatinat, Georg Daniel Flohr est né entre 1754 et 1760. Les registres régimentaires permettent de se faire une idée de ce jeune homme : « né en 1760 à Annweiler dans la province de Deux-Ponts, juridiction de Bergzabern, de la taille de six pieds trois pouces, cheveux noire, les yeux noire, visage long, de la Religion Luthérienne8 ». Selon l’historien Robert Selig, Flohr serait né à Sarnstall, dans les environs d’Annweiler, le 27 août 1756, et aurait été baptisé en l’Église luthérienne le 31 août. Les Flohr n’étaient certainement pas indigents, le père, Johann Paul Flohr, étant boucher. L’éducation et la formation du jeune Georg Daniel ou de ses demi-frères et sœurs (au nombre de cinq) sont inconnues, bien que l’on puisse supposer qu’ils aient fréquenté la petite école de Sarnstall, ou celle d’Annweiler. Arrivé à l’âge adulte, Georg Daniel Flohr s’engage le 7 juin 1776 comme fusilier dans la quatrième compagnie du régiment Royal-Deux-Ponts, dite « compagnie Von Böse » du nom de l’officier qui la dirige, et cela pour une durée de huit ans. À ce stade, son parcours ressemble à celui de beaucoup d’autres jeunes gens, de France ou d’Allemagne, issus des couches populaires d’une société à prédominance rurale9, attirés par les possibilités offertes par la vie militaire : instruction, solde, voyages ou aventures10.
Membre d’un régiment cantonné à Strasbourg et Zweibrucken, Flohr ne s’imaginait sans doute pas être envoyé outre-Atlantique avec son régiment dans le cadre de la participation de la France à la lutte pour l’indépendance des habitants des Treize Colonies anglaises d’Amérique. Quoi qu’il en soit, son parcours personnel est très marqué par son expérience en tant que soldat et voyageur, face à l’adversité mais surtout face à l’altérité. Outre son retour en Europe, sa décharge du régiment Royal-Deux-Ponts le 10 août 1784 et la mention du 5 juin 1788 au troisième folio, les seuls éléments biographiques connus sont le fait qu’il rédige son manuscrit à Strasbourg, comme il l’indique dans ce qui tient lieu de préface à son travail. Flohr passe vraisemblablement quelques années à Strasbourg, sans que l’on sache pourquoi.
Georg Daniel Flohr réapparaît ensuite de façon inattendue comme pasteur aux confins occidentaux de l’État de Virginie. Il est arrivé en Amérique aux alentours de 1796, après avoir été étudiant en médecine à Paris en 179311. Les raisons de son départ de Paris et de son émigration en Amérique sont confuses ; néanmoins, le révérend Flohr est bien le même individu que l’auteur du manuscrit conservé à Strasbourg12. La suite de sa vie est moins mouvementée. Flohr se marie le 5 octobre 1802 avec une dénommée Elizabeth Holsapple. Après des études à Baltimore jusqu’en 1803, Flohr est nommé pasteur à Wytheville. Il devient propriétaire en 1809, puis adopte une jeune fille nommée Polly Hutzle aux alentours de 1810, enfin une autre enfant en 1820, Elizabeth Kegley. Georg Daniel Flohr meurt le 30 avril 182613 et laisse en deuil la communauté qu’il a servie pendant 23 ans. Sa pierre tombale est visible aujourd’hui au cimetière de l’église luthérienne Old Saint-John dans la ville de Wytheville en Virginie .
La biographie de Georg Daniel Flohr, auteur du récit de voyage de son régiment en Amérique, semble très opportunément entrer dans le champ d’étude de « l’histoire Atlantique », telle qu’elle a été développée ces vingt dernières années principalement aux États-Unis. Au regard du cours fluctuant de sa vie, de la place occupée par l’expérience américaine dans l’ascension sociale d’un « anonyme » originaire d’une région qui pourrait sembler périphérique par rapport au monde atlantique14, Flohr est un sujet d’étude de choix pour les historiens attachés au rôle central joué par l’océan Atlantique et les phénomènes qui en découlent (relations économiques, esclavagisme, immigration, empires) dans la vie des États et des individus riverains. L’expérience américaine de Flohr a vraisemblablement changé le cours de sa vie, sa biographie en faisant foi. Elle corrobore aussi cette citation d’Alison Games dans un article publié en 200615 : « L’océan n’a pas juste été un espace par lequel les hommes ont circulé, ce fut l’endroit même où ils ont vécu des expériences qui les ont transformés16 ». Cette « transformation » provoquée à la fois par le voyage et par sa relation écrite constitue une étape d’individuation. Afin de tirer parti du témoignage rare de Georg Daniel Flohr en ce sens, une analyse exhaustive s’imposait17, puisque les seuls chercheurs ayant eu accès à celui-ci n’en ont tiré parti que de façon superficielle, voire indue18.
Or, une telle analyse ne peut se faire hors contexte. Flohr, comme tant d’autres, subit une mobilité sur laquelle il n’a pas prise. Le caractère forcé de ce qu’il appelle un « voyage » ne doit pas être perdu de vue tant il influence son écriture. Il convient aussi de mettre en lumière la situation particulière qu’occupe le régiment Royal-Deux-Ponts au sein du corps expéditionnaire. Il s’agit en effet de l’un des nombreux corps de troupes étrangères de l’armée du roi de France19. Levé sur les terres allemandes et françaises du duc de Deux-Ponts, il est le fruit d’un accord avec la monarchie française datant de 1757. Les soldats du Royal-Deux-Ponts sont palatins, alsaciens, plus rarement lorrains20. Le régiment de Flohr est l’une des quatre unités faisant partie du corps expéditionnaire français en Amérique avec les régiments Bourbonnais, Soissonnais et Saintonge. Placés sous les ordres du général de Rochambeau, ils forment une première brigade comptant environ 6500 hommes destinés à soutenir l’armée continentale de Washington dans les opérations militaires contre les forces britanniques en Amérique du Nord. Flohr et ses camarades de régiment sont donc intégrés à un corps d’armée commandé par des aristocrates français, composé majoritairement de soldats français.
L’envoi de ce corps expéditionnaire, conjugué avec le déploiement de la Marine Royale dans les Antilles, doit permettre le basculement du rapport de force en Amérique du Nord en faveur des Insurgents et précipiter la défaite de l’Angleterre aux prises avec une armée américaine opiniâtrement résistante depuis 1775. Il s’inscrit dans le cadre de l’alliance de la France avec les jeunes États-Unis d’Amérique, qui ont proclamé leur indépendance le 4 juillet 1776. Le 6 février 1778 est signé le traité d’Amitié et de Commerce franco-américain, ce qui fait entrer le royaume de France en guerre avec l’Angleterre. Une première escadre est envoyée en avril sous les ordres du comte d’Estaing, mais il faut attendre 1780 et l’envoi du corps expéditionnaire pour que l’effort de guerre français permette de porter un coup sérieux à l’armée anglaise sur le continent.
Le récit
Le récit de Flohr est indubitablement un témoignage intéressant. Flohr mobilise différents types de discours et de genres littéraires, et ne réalise pas volontairement un ego-document21, ce qui de toute évidence distingue son texte de la plupart des écrits d’officiers, mais aussi de celui d’autres soldats. Il convient en effet de souligner que ce travail est marqué par une pluralité de démarches au sein de la retranscription22. À travers l’étude de la structure de son récit, il apparaît en effet qu’il existe une ambivalence entre la volonté de l’auteur de retracer l’histoire d’une aventure foncièrement collective et celle de produire une description d’un environnement étranger à lui et aux lecteurs potentiels. L’ambivalence de ces deux démarches au sein d’un même texte se traduit par l’interférence de l’auteur dans le cours de la narration et l’insertion de longues digressions. Ces démarches correspondent à deux pratiques d’écritures, pas forcément opposées mais aux objectifs divergents : le journal de campagne et la description de voyage. Le journal de campagne, relation militaire, recouvre l’utilisation de plusieurs pratiques littéraires liées à la mobilité militaire et à la guerre : le journal de marche régimentaire et le journal de siège. La description de voyage que veut produire Flohr est quant à elle d’essence plus classique, sans ambition littéraire. Ainsi, sans pour autant s’apparenter à celle de personnages officiels chargés d’une mission particulière – comme La Condamine ou Charlevoix – par sa relative imprécision, sa description de voyage ne rejoint pas pour autant celle des décennies suivantes, marquées par la mise en scène de l’auteur-voyageur et de ses impressions au centre du récit – comme Volney et plus tard Chateaubriand.
Produire une description de voyage à l’image de ces publications inscrites dans l’établissement d’un savoir scientifique ou d’une démarche littéraire, n’était certainement pas à la portée de Georg Daniel Flohr, de par le fait qu’il ne soit pas entièrement libre de ses mouvements, mais aussi en raison de son instruction et de sa culture limitées, liées à son milieu d’origine. Sa description est donc celle d’un voyage conditionné par des contingences qui le dépassent, et marqué au quotidien par la vie militaire. Le voyage et ses péripéties sont considérés par Flohr comme une expérience collective, ce qui entraîne la mise en place de stratégies d’écritures associées à une certaine vision du rôle de Flohr et des siens au sein d’un processus historique qui n’est pourtant pas entièrement appréhendé23.
Le manuscrit de Flohr constitue la trace physique de cette volonté de retracer, de montrer aux autres un voyage qu’il a jugé exceptionnel. L’homme simple, que Flohr personnifie par ses origines sociales, mais dont il se distingue par sa pratique de l’écriture, est lui aussi le sujet d’un rapport personnel à l’écrit qui l’éloigne plus ou moins de la représentation du réel.
Les conditions de la production du récit révèlent, de façon instructive, une tension constante entre le collectif et l’individuel et, à un niveau littéraire, un flou persistant entre le présent de l’écriture et celui de la narration. Ces deux éléments essentiels de l’analyse première du récit sont en lien direct avec la problématique plus globale qui lie l’auteur à son texte, à son groupe, et in fine à lui-même. Chez Flohr, le voyage, expérience de l’autre et de l’ailleurs, a eu une incidence sur sa vision de lui-même, sur sa façon de se penser comme un moi autonome.
Un ego-document « exotique »
Le récit de Flohr est bien un ego-document, une manifestation de l’individu, « de façon réfléchie ou non24 », au sein d’un texte qui l’amène toujours à parler de lui-même dans le cadre des différents groupes auxquels il appartient.
Flohr réalise le récit de voyage de son régiment, à la différence par exemple d’un texte connu, celui de Joseph Plumb Martin, simple soldat de l’Armée Continentale25, une condition des plus similaires à celle de notre auteur. Racontant son périple avant ceux de ses camarades, Plumb utilise quasi exclusivement la première personne du singulier. Tandis que lorsque Flohr relate la campagne de son régiment, il utilise le « nous ». L’auteur ne précise ainsi à aucun moment son rôle personnel dans le déroulement des activités du groupe. C’est l’une de ses particularités majeures.
La relation de la campagne militaire est menée par une énonciation collective ; celle-ci prend principalement sa source dans les notes prises quotidiennement par l’auteur au cours de la campagne. Mais l’utilisation faite de la première personne du pluriel limite la compréhension, notamment lors de certaines transitions :
Le 3 avril, le détachement qui était resté à Cirasau26 se mit en route pour Porto-Cappello, mais cela échoua. Le matin vers 8 heures il quitta le port de Cirasau avec du bon vent. Vers 9 heures, nous avions déjà quitté le pays de Cirasau. Quand nous fûmes à la hauteur de l’île Petit Bonheure nous vîmes un navire à notre droite27.
Ce passage démontre clairement la relative confusion entourant le sujet réel du récit, où le « nous » n’inclut pas toujours l’auteur. Cette digression de plusieurs pages relate en effet les circonstances et les conditions de la capture en mer par une escadre anglaise d’un détachement de soldats dont Flohr ne fait pas partie, alors que la paix avait déjà été signée. Le petit détachement en question est emmené en captivité sur l’île de la Jamaïque où il reste jusqu’au 17 mai 1783. Flohr en parle sans doute peu avant28 ; il s’agit d’un détachement fourni par sa compagnie.
Cette digression est introduite par deux phrases à la troisième personne du singulier (« le détachement », « il ») avant de passer brutalement à la première personne du pluriel (nous) ; la date est précise (9 heures du matin), la localisation l’est autant (à Curaçao, où l’auteur ne se trouve pas à ce moment-là29). Il semble ainsi que ce passage ait été intégré directement au récit de Flohr sans considérations ni pour le style, ni pour la cohérence narrative. La provenance de ce passage peut ainsi être discutée.
La suite de la digression, qui est une description de la Jamaïque30, est menée sur le même ton que l’ensemble de la narration. L’écriture est homogène avec le reste du texte31, bien qu’il y ait moins de description de la faune et de la flore, en comparaison avec d’autres passages. Les conditions de la capture elle-même sont bien précises. Dès lors, l’hypothèse la plus plausible serait celle de la prise par écrit d’une anecdote racontée par l’un de ses camarades, une fois à Cap-Français à Saint-Domingue où se retrouve l’ensemble des troupes avant le retour vers l’Europe, ou même à Strasbourg quelques années plus tard. Leur appartenance à la compagnie de Flohr est le seul critère qui explique l’insertion de ce passage dans le récit.
Dans ce cas remarquable par ce qu’il révèle, c’est-à-dire l’indifférenciation avec laquelle l’auteur utilise les pronoms et son peu de cas pour la cohérence narrative, le « nous » peut être compris en tant que simplification pour désigner sa compagnie, même lorsqu’il n’est pas présent. Mais l’utilisation de la première personne du pluriel ne se limite pas à cet effet. « Nous » est utilisé quasi systématiquement, que ce soit lors des entrées du journal de marche ou lors d’autres digressions plus importantes. Sur un navire, il désigne parfois uniquement les soldats, auquel cas cela est précisé (« Alors les matelots entreprirent de nous consoler et dirent que nous aurions à endurer cette vie pénible pendant 3 ou 4 semaines, le temps du voyage32 »), ou bien, la plupart du temps, l’ensemble des hommes sur le navire (« le 2 février le vent était assez bon, toute la journée nous faisions des “paré à virer”, les autres navires qui avaient pris le cap de Porto-Bello, nous les avions perdus de vue33 »). Sur terre, il est bien plus difficile d’identifier le sujet, car si l’on suppose comme le titre l’indique, qu’il s’agit exclusivement du Royal-Deux-Ponts, rien dans le texte ne le précise. Au contraire, l’utilisation extensive du « nous » peut même induire en erreur, comme ici :
Là nous étions au repos jusqu’au soir du 21, où nous fournissions un détachement de 2500 hommes, des Français et des Américains, qui marchâmes sur KönigsBritsch et Sandihock. Dès que nous nous approchâmes de KönigsBritsch et de Statten-Eyland, les Anglais s’aperçurent que des Français étaient en route ; ils vinrent aussitôt à notre rencontre et nous eûmes une assez violente attaque près de KönigsBrütsch et de Statten-Eyland34.
À première lecture, le Royal-Deux-Ponts aurait détaché 2 500 de ses hommes pour une opération près de Sandyhook et de Staten Island. Mais cela est impossible parce que, d’un côté, le régiment Royal-Deux-Ponts ne compte environ que mille hommes et, de l’autre, des Américains de l’Armée Continentale participent à cette opération. Ici, le « nous » désigne donc l’ensemble de l’armée coalisée, et Flohr fait référence à un accrochage entre les forces britanniques (des loyalistes : les dragons de Delancey) et le corps de Lauzun, venu à la rescousse d’un corps d’armée américain dirigé par le général Lincoln au nord de New York. Or, le Royal-Deux-Ponts ne participe pas à cette attaque (et Flohr encore moins), puisque se trouvant le 3 juillet proche de North Castle, à plus d’un jour de marche. Les dates données par Flohr ne concordent d’ailleurs pas avec les faits35.
Cette indistinction est une particularité du manuscrit de Flohr. Nul autre journal de campagne ne mêle ainsi le collectif (armée dans son ensemble, régiment, compagnie) et l’individuel, qui est aussi présent dans le récit comme nous le verrons. Les journaux de campagne des officiers sont en effet rédigés à titre personnel ; certains journaux de marche régimentaires de périodes ultérieures sont uniquement attachés au point de vue collectif, et celui-ci est défini. Dans le récit de Flohr, cette façon de faire ne va pas sans poser de sérieux problèmes d’interprétation historique. Car si lors de la marche de ce collectif non défini, le « nous » désigne le régiment, la brigade ou même la totalité de l’armée – ce qui n’a que peu d’incidence sur la relation de la campagne –, cette indistinction devient problématique lorsque la narration en arrive aux événements importants où le témoignage de Flohr apporte de nouveaux éléments, comme nous le verrons.
La diversité des digressions (anecdotique, descriptive, historique, etc.) illustre les différences d’approches au sein du travail de l’auteur en fonction des thèmes abordés. Les origines variées de ces récits soulignent quant à elles la particularité des points de vue adoptés pour les descriptions et la singularité des méthodes de l’auteur. Flohr, pour répondre à son objectif de relation du voyage d’un régiment pendant une campagne, fait un amalgame au sein de son journal de marche entre des récits entendus autour de lui et des témoignages de ses camarades. De ce fait, l’identité du « nous » est très variable, selon l’échelle descriptive et surtout narrative. Grâce à l’observation de ces variations d’échelle, nous avons pu identifier le groupe le plus restreint, qui n’est pas celui dans lequel Flohr s’inclut spontanément, mais plutôt celui dont il choisit de narrer les péripéties.
L’auteur, membre d’un tout « national » ?
Le siège de Yorktown, épisode central du récit est tout à fait révélateur de la perspective choisie. Le dévouement du soldat y est valorisé, mais à titre général, sans pour autant être individualisé :
Au point du jour, tous les ouvriers-mineurs furent rappelés ; dès qu’il fit entièrement jour, les Anglais virent que tout le terrain devant eux était semé de retranchements ! Cela fit dire au général anglais Cornwallis, que cette nuit tous les diables de l’enfer avaient dû aider les Français à creuser, il ne pouvait pas se l’expliquer autrement36.
Les souffrances et le danger sont soulignés par des métaphores :
Mais dès que nous nous fûmes approchés de la redoute, suffisamment pour qu’ils pussent nous atteindre avec leurs fusils, ils tirèrent sur nous avec une telle intensité que nous tombions comme des flocons de neige. Chacun croyait qu’il pleuvait des balles37.
Encore une fois, le récit de Flohr surprend. La narration est essentiellement portée par une première personne du pluriel indifférenciée, qui recouvre toute l’armée française38, ce qui rend difficile toute interprétation claire. En outre, la narration de ce siège comporte de nombreuses astuces littéraires qui contrastent légèrement avec le reste de la narration39. L’usage de métaphores, caricatures et autres inventions témoigne de l’importance de ce passage dans le projet de l’auteur.
Pourtant, il n’y a ainsi pas vraiment d’indices convaincants permettant de dire que Flohr tente de glorifier outre-mesure l’action de son seul régiment. Le Royal-Deux-Ponts a bien joué un rôle important, et célébré, lors du siège de Yorktown. Avec le régiment Gâtinais, les compagnies de grenadiers et de chasseurs du Royal-Deux-Pont participent à l’assaut de la redoute n° 9, la nuit du 14 octobre40. Guillaume de Deux-Ponts ne tarit pas d’éloges dans son journal à propos de ses soldats, alors qu’il menait l’assaut : « Avec des troupes aussi bonnes, aussi braves, et aussi disciplinées que celles que j’ai eu l’honneur de conduire à l’ennemi, on peut tout entreprendre, et être sûr de réussir si l’impossibilité n’en est pas prouvée ; je leur dois le plus beau jour de ma vie, et le souvenir ne s’en effacera certainement jamais de ma mémoire41 ». Rien de tel chez Flohr, qui fait un récit aux conclusions divergentes. Comme la digression à propos du détachement capturé par les Anglais et emprisonné à la Jamaïque, il s’agit d’un épisode rapporté que Flohr intègre à son récit en le narrant à la première personne du pluriel, alors qu’il n’a pas participé à cet assaut. Il en fait pourtant un récit qui a retenu l’attention de lecteurs du manuscrit de nos jours42. Il rapporte que l’assaut de la redoute n° 9, une opération réussie sur le plan tactique, a été l’occasion d’un incident que tous les autres témoins de l’action, des témoins oculaires ayant laissé des écrits (notamment les officiers présents) ne mentionnent pas. L’on apprend en effet qu’un combat fratricide aurait eu lieu lors de la prise de la redoute43 : les « Français » du régiment Gâtinais, « acharnés », auraient attaqué les hommes du Royal-Deux-Ponts à la baïonnette, frappant indistinctement tous les soldats portant un uniforme bleu, ne reconnaissant par le régiment ami du fait du manque de visibilité. Flohr impute le nombre élevé de pertes humaines à ce combat fratricide qui aurait lieu au beau milieu de l’assaut, juste avant que les Anglais ne pilonnent la redoute.
La version de Flohr relative à cet assaut ne tient pas, d’abord lorsqu’on la confronte aux autres témoignages, ensuite parce qu’elle présente trop de failles logiques ; en outre, Flohr admet indirectement plus loin qu’il n’a pas participé à cet assaut44. Cette version a ainsi dû lui être rapportée. L’origine de cet épisode sensible est difficile à déterminer. Elle est peut-être le résultat de l’incorporation d’une information, non pas erronée mais déformée, dans un récit du reste marqué par une certaine forme d’imprécision ou d’exagération45. Une seule donnée est sûre : aussi invraisemblable que cet incident puisse paraître, l’auteur n’a pas mis en doute sa plausibilité avant de l’intégrer dans son récit. En effet, l’insertion d’une telle anecdote rejoint l’une des tendances que l’on peut rencontrer ailleurs au sein du texte.
Les Français s’en prirent à tous les hommes qui portaient uniforme bleu et les transpercèrent de leurs baïonnettes. Or le régiment Deux-Ponts portait aussi du bleu, c’est la raison pour laquelle beaucoup de ses soldats furent tués46.
La distinction entre le Régiment Royal-Deux-Ponts et « les Français » en général réapparaît donc assez naturellement au sein du récit de l’assaut et de ses conséquences malheureuses. Cependant, l’inclination de notre auteur à opérer une différence identitaire – notamment dans des passages relatifs à l’accueil de la population à l’égard des troupes du Royal-Deux-Ponts – pourrait aussi expliquer la prise en compte de cet incident exceptionnel, alors que bien d’autres facteurs auraient pu expliquer le nombre élevé de morts et de blessés. Selon cette hypothèse, cette version singulière de l’assaut de la redoute n° 9 constituerait, dans l’esprit de Flohr, la preuve la plus probante du « fossé » culturel entre Français et Allemands et, dans une moindre mesure, dans celui de ses camarades de régiment.
Au final, la posture identitaire discrète de l’auteur rejoint en quelque sorte la position complexe des Allemands au sein de l’armée française. Cette position est d’ailleurs plusieurs fois mise en parallèle dans le récit avec la situation des troupes allemandes aux ordres des Britanniques, illustrant de fait le surnom que donnent les Allemands à cette bataille : « Die Deutsche Schlacht47 ». Dans le cadre de la relation de la campagne militaire, les Allemands du Royal-Deux-Ponts sont à la fois pleinement intégrés dans le récit d’une expédition française, tout en se voyant significativement renvoyés par l’auteur à leur identité étrangère à la majorité de leurs camarades sous les ordres de la même hiérarchie. Qu’il s’agisse d’une représentation développée par l’auteur ou qu’elle émane d’un réel sentiment exprimé par les « sources » de Flohr (ses camarades), cette distinction semble traduire un réflexe d’identification spontané, qui répond par ailleurs clairement aux attentes du lectorat potentiel de la relation militaire au sein de l’ouvrage. Flohr se considère comme partie d’un groupe d’abord marqué par sa germanité.
Un « je » évanescent ou reminiscent ?
La diversité d’échelles d’appréciation du collectif est d’autant plus significative qu’elle peut se comparer à l’autre sujet présent dans le récit, la première personne du singulier, autrement dit Flohr lui-même. Le « je » a lui aussi une grande valeur interprétative. Ces passages relatant des expériences ou des observations personnelles fondées sur des expériences vécues, se détachent avec force du reste du récit, par contraste avec les stratégies d’écritures et les approximations déjà évoquées.
Dans un texte défini comme la relation d’une entreprise collective, le voyage du régiment Royal-Deux-Ponts, qui contient aussi une description de l’Amérique, l’auteur n’occupe pas une place centrale : sa personne n’apparaît que par à-coups. De plus, Flohr s’identifie à son groupe culturel. Son expression personnelle est marquée par l’utilisation de la première personne du singulier. En dehors des pages préliminaires, elle n’apparaît que très rarement (très exactement 19 fois), dans des circonstances précises.
Ces incursions rares de l’auteur dans la narration correspondent à diverses démarches. La moitié de ces mentions est accompagnée des verbes « voir » et « observer » (ou encore « avoir la preuve », par l’observation). Cette volonté d’apporter une preuve consolide la véracité des objets de descriptions ; qu’il s’agisse de rendre compte de réalités (la condition des esclaves, la hauteur d’une montagne), ou de l’existence d’une créature exotique du point de vue de l’auteur (les Francs-Maçons ou les lézards géants). Ces mentions relatives à l’observation personnelle sont très largement circonscrites au séjour au Venezuela. Deux autres occurrences signalent également la démarche de vérification de l’auteur par l’expression personnelle : « je demandais48 », « ce que j’ai essayé de faire plusieurs fois49 ». « J’étais plusieurs fois saisi d’étonnement50 », « j’ai été étonné51 », « j’étais très intrigué52 », manifestent les impressions de l’auteur face à l’environnement américain. Sans aller jusqu’à « l’émerveillement », l’expression de ce sentiment indique sa réaction face à l’altérité qui évoque l’éveil de sa curiosité. Mais cette expression témoigne surtout de la réminiscence de ces épisodes précis au moment de l’écriture. En fait, Flohr se souvient avoir été étonné, intrigué, et il montre au lecteur sa réaction face à une réalité étrangère à ce qu’il connaît53, ce qui accroît l’effet de véracité de sa relation.
Flohr n’offre cependant qu’à une seule reprise l’exposition d’une description sensible. Ainsi, s’est-il « cru, les entendant parler, dans le pays de mes pères, mais je m’avisais que je me trompais de beaucoup, d’environ 1 600 heures54 », lorsqu’il fut en contact avec les Allemands installés dans le Maryland où d’ailleurs « tout y est aménagé comme en Europe ». L’insertion de cette projection de l’auteur dans le récit apporte du poids à la description, en tant que preuve par sa présence et son expérience sensible sur les lieux décrits. Ce procédé permet ainsi d’entrevoir le processus d’exploration sur place, mais révèle aussi l’existence du travail du narrateur, qui est lui postérieur, évoqué dès le début de l’opus dans l’Erklärung et la Specification in Englishe Sprache55. Celle-ci résume la vision personnelle que Flohr garde de son expérience en Amérique et souligne certains des autres traits saillants du manuscrit, tels une courte synthèse géographique insistant sur« l’ingéniosité » des centres urbains, les « très belles filles » et la présence allemande exprimée dans la toponymie à laquelle l’auteur renvoie.
Comme on le voit, le « moi » de l’auteur occupe une place périphérique, à la marge des développements. Il n’en reste pas moins que les rares mentions du « je » rendent possible l’insertion de l’auteur dans son texte, en tant qu’appui et renfort des propos tenus. Cette consolidation du témoignage par la vivacité du souvenir n’est pas circonscrite à la description. Elle accompagne également le récit des expériences personnelles et constitue la base des anecdotes les plus vivantes. La présence directe de l’auteur dans le texte permet ainsi de saisir les moments qui ont concentré, lors de l’écriture, les impressions méritant d’être exposées, soit par leur valeur argumentative ou exemplaire, soit pour leur valeur intrinsèque. Bien qu’ils ne soient vraisemblablement que la partie émergée de l’iceberg des expériences marquantes – car Flohr dispose d’autres moyens pour mettre en lumière certains événements, en particulier l’illustration – ce sont eux, qui, très vraisemblablement l’ont le plus marqué, en tant qu’individu.
Les moments narratifs où Flohr s’inscrit lui-même en tant qu’écrivain dans le récit de son voyage passé sont précisément ceux qui ont provoqué chez lui le plus d’impact une fois la plume en main. Au sein de l’ensemble du récit, ce sont en effet ces éléments qui ont mobilisé sa mémoire personnelle, à l’inverse de la majorité du texte issu de ses notes. La vie en mer et ses dangers, la faune et la flore exotique du Venezuela sont, avec le siège de Yorktown, les thèmes qu’il met le plus en évidence par l’écrit, par l’insertion d’anecdotes annexes, de souvenirs personnels ou de tournures particulières. En outre, l’œil du voyageur européen ignorant des caractéristiques des sociétés coloniales américaines, ne peut qu’être attiré par l’altérité la plus visible. Les populations indiennes et africaines sont ainsi l’un des points incontournables de la description de voyage en Amérique56.
L’étude des incursions nominatives de l’auteur dans la description permet ainsi d’appréhender son rapport à l’altérité, par la délimitation de ses sujets « d’étonnement ». Il est notable en effet que les thèmes où se concentrent les premières personnes du singulier sont la description de l’esclavage, les Amérindiens et, dans une moindre mesure, l’environnement naturel vénézuélien. Ces descriptions révèlent une partie de la personnalité de l’auteur, même s’il ne s’agit que de Flohr à travers ses souvenirs américains.
L’exposition de soi est en effet trop indigente, toujours menée de façon indirecte, surtout lorsqu’on la compare à certains des journaux laissés par les officiers qui sont, eux, clairement compris comme un medium par lequel ils expriment leur individualité. Par là même, Flohr nous démontre, si ce n’est une vision différente de l’écrit, tout au moins une certaine humilité vis-à-vis de son groupe d’appartenance, les Allemands du Royal-Deux-Ponts, par rapport auquel il ne se positionne pas.
Conclusion
Flohr se distingue donc a posteriori seulement, et presque contre son gré. Il n’a pas pour objectif premier de décrire sa propre expérience et son écriture semble hésiter constamment sur le point de vue narratif à adopter. Celui-ci, bien que changeant, est au service de la retransmission de l’aventure collective, elle-même conduite à l’échelle la plus grande possible de la description, suivant les événements rapportés. De ce fait, l’auteur ne peut se dissocier de son groupe qu’en faisant état de ce qu’il a vu ou observé personnellement, et cet apport, finalement extérieur à l’énonciation menée tout au long du texte à la première personne du pluriel, ne se justifie qu’en tant que renfort de la description.
Flohr se conçoit comme une partie individuée d’un groupe souvent mal défini dans le texte, à la fois membre anonyme d’une entité supérieure, et partie essentielle de celle-ci en tant que témoin « sensible » et rapporteur zélé du voyage de ses compatriotes et camarades. En ce sens, Flohr, qui semble n’avoir vécu son aventure qu’à travers le Royal-Deux-Ponts, nous dévoile sans le vouloir la dimension personnelle de ses souvenirs, une fois assis devant la feuille blanche de son manuscrit futur.
Le processus d’individuation s’observe dans son texte grâce à l’analyse des moyens stylistiques de ce dernier. La nécessité de prouver ses dires par le témoignage sensible, et plus généralement l’effort de rédaction lui-même, ont poussé le vétéran Flohr à se rappeler ses réactions, ses découvertes, ses expériences, et in fine à s’inclure lui-même dans le récit du voyage des siens.
L’Amérique est à, n’en pas douter, un « objet » de description dont le caractère exotique et merveilleux ne peut être rendu que par le témoignage57. Le texte de Flohr est l’un des médiums qui nous montrent le degré d’individuation requis lors de l’écriture d’un récit de voyage, même collectif. Ces efforts apparaissent comme le témoignage d’une individuation dont le processus s’opère essentiellement après le retour, par la réminiscence.